Image sous © du site cosmoquant.fr

Aires et métriques

 J’ai posé, il y a quelques années déjà (en 2013), une question un tantinet osée. Elle consistait à s’interroger sur ce que nous observerions si nous disposions de microscopes ultrapuissants permettant d’atteindre l’échelle de Planck. Permettraient-t-ils de visualiser une structure géométrique ?

Temps de lecture : environ 8 minutes.

La question m’a été inspirée à la vue d’une plante rencontrée au hasard d’un chemin sur l’île de Samos (la patrie de Pythagore).

Plante déssèchée

Les indications suggérées dès cette époque par les calculs de la Loop Quantum Gravity (LQG) donnaient un peu de légitimité à cette interrogation. Cette branche des recherches modernes parvient en effet à quantifier longueurs, surfaces et volumes [01].

J’ai déjà évoqué la problématique sur la page traitant le sujet de « la constante cosmologique ».

Il se trouve que l’espace-temps est préférentiellement constitué de régions vides. Etonnamment, cette affirmation vaut aussi bien pour les espaces sidéraux que pour ceux de la matière condensée.

Devant tant de vide, il semble légitime de se poser une autre question pleine de bon sens : « Comment définir une géométrie dans une région où il n’y a rien ? »

Comme seule la matière peut servir à baliser les espaces, seules les trajectoires des phénomènes matériels peuvent apporter quelques éléments de réponse.

Hélas, la notion de trajectoire à l’échelle atomique n’a aujourd’hui plus aucun sens. Il convient de lui substituer celle d’orbitale. Et une orbitale est une région spatio-temporelle.

Pour autant, à bien y regarder, une orbitale peut aussi se concevoir comme le résultat d’une persistance visuelle de trajectoires curvilignes entrelacées !

En abordant la description des phénomènes naturels sous cet angle, la notion de filament matériel devient la donnée élémentaire d’un mécano universel. Celui-ci s’étend des échelles les plus petites aux échelles les plus grandes.

D’où, peut-être, l’utilité de se pencher sur les mathématiques décrivant « les cordes élastiques« .

Les calculs montrent qu’il est possible de définir des tubes électromagnétiques polarisés dans le vide [Le vide de J. C. Maxwell revisité].

Il ne reste plus qu’un petit pas à faire pour affirmer que ces tubes forment un treillage arpentant les régions vides. La notion de filament cosmique est née !

Les images issues des simulations du Millenium semblent confirmer cette vision.

Ils le font de deux manières et ce, simultanément. Ils circulent en définissant les longueurs, les aires et les volumes de l’espace-temps.

Question suivante : « A supposer que nous puissions définir des aires à partir des filaments matériels, comment pouvons-nous en déduire la géométrie que ces aires sous-tendent ? »

Fort heureusement pour moi, je ne suis ni le premier, ni le seul à avoir posé cette question. Monsieur Elie Cartan, a en effet publié un petit recueil d’une cinquantaine de pages où il expose en français comment construire des espaces métriques à partir de la notion d’aire [02].

Ce livre rare est un diamant. Il démontre non seulement la puissance de réflexion de son auteur, mais sa géniale capacité à lier géométrie et algèbre tensorielle ; une des thématiques sous-jacentes aux travaux d’amateur exposé sur cosmoquant.fr.

Je n’en finis pas de défricher et de déchiffrer ce document. Une chose est certaine : il contient une explication géométrique des calculs relatifs à ce que j’ai nommé ma méthode extrinsèque d’éclatement des produits tensoriels déformés.

Un autre grand intérêt de ce livre est la clarté avec laquelle il explique bien les frontières entre les mondes euclidiens, riemanniens et plus généraux encore.

Il le fait avec une simplicité presque déconcertante. Mieux, il donne les critères permettant de savoir quand l’espace dans lequel les calculs nous emmènent est riemannien ou non.

Trente ans environ après E. Cartan [03], mais quarante ans avant d’obtenir le prix Nobel pour ses contributions à la théorie des jeux ou d’inspirer le film « Un bel esprit », le mathématicien américain J. Nash s’est penché sur l’opération géométrique consistant à immerger des objets mathématiques d’une certaine dimension, par exemple D, dans des objets de dimension plus grande ; par exemple D’ > D [04], [05].

Cette quête apporte des réponses à une double question que se posent les physiciens : « Un espace riemannien de dimension quatre peut-il être immergé dans un espace euclidien de dimension supérieure et si oui, quelle est la valeur minimale de cette dimension supérieure ? »

Gromov ajoute une pierre à cet édifice en 1985 [06]. Les travaux de Nash prédisaient qu’il devrait être possible de remodeler n’importe quelle sphère en une balle de dimension bien plus petite sans l’écraser et en détruire des caractéristiques essentielles.

Au-delà du sourire de tous ceux qui, en entendant l’énoncé de ce problème, penseront immédiatement à un jeu mathématique n’ayant d’intérêt que pour celui qui l’a imaginé, se cache un passionnant problème de mathématique concernant les surfaces.

Il y a de très nombreux moyens d’inclure un objet dans un autre ; il suffit (i) de penser à une balle de ping-pong (tennis de table) qui -par sa fabrication même- s’identifie assez bien à une surface sphérique quasiment sans épaisseur (D = 2) et (ii) de constater sans effort mental particulier qu’elle s’inscrit sans difficulté dans le volume parallélépipédique de la salle dans laquelle on la tient en main (D’ = 3) pour commencer à comprendre l’essence du sujet traité.

Ce seul exemple permet d’ailleurs de comprendre pourquoi (i) la problématique de l’immersion implique forcément aussi celle de la courbure (des lignes, des surfaces, des volumes, des espace-temps, etc.) et (ii) il n’est pas si simple qu’il y paraît de construire un espace de dimension quatre à partir d’un espace de dimension trois.

Le mérite de Nash semble d’avoir été capable d’inventer une technique particulière d’immersion impliquant des twists des courbes présentes dans l’objet à immerger. Et celui de ses successeurs de comprendre [07], [08], [09], [10], que cette technique peut s’utiliser dans l’étude de l’écoulement des fluides.

Les implications physiques de ce problème en font tout l’intérêt.

Conclusion : l’immersion des objets est une vieille préoccupation mathématique pleine d’avenir !

© Thierry PERIAT, 13 novembre 2023.

[01] Rovelli, C.: Quantum Gravity, Cambridge monographs on mathematical physics, © Cambridge University Press, 2004, 458 p.

[02] Cartan, E. : « Espaces métriques fondés sur la notion d’aire » ; Hermann et Cie, Paris, 1933.

[03] Cartan, E, : Sur la possibilité de plonger un espace riemannien donné dans un espace euclidien ; Ann. Soc. Pol. Math., t. 6, 1927, p. 1-7.

[04] Nash, J. F., Jr : C1-isometric imbeddings I, Nederl. Akad. Wetensch. Proc. Ser. A., Vol. 58, 1955, p. 545-556.

[05] Nash, J.: The imbedding problem for Riemannian manifolds; Annals of Mathematics, vol. 63, 1956, p. 20-63.

[06] Gromov, M.: Isometric immersions of Riemannian manifolds; Astérisque, n° S 131 (1985), 5p.

[07] Borelli, V.; Jabrane, S.; Lazarus, F.; Thibert, B.: The Nash-Kuiper process for curves; Séminaire de théorie spectrale et géométrie, Tome 30 (2011-2012), pp. 1-19, doi : https://doi.org/10.5802/tsg.288. http://www.numdam.org/articles/10.5802/tsg.288/

[08] De Lellis, C. : The Nash-Kuiper theorem and the Onsager conjecture ; ICCM Not., Vol. 8, pp. 17-26, (2020).

[09] De Lellis, C.; Inauen, D.; Székelyhidi Jr, L. : A Nash-Kuiper theorem for C1,1/5-d immersions of surfaces in 3 dimensions.

[10] Mathematicians identify threshold at which shapes give way ; quantamagazine.org, June 3, 2021.